lundi 5 novembre 2012

UNE HISTOIRE DE LA B.T.T. partie 1


Il existe plusieurs documents relatant l’historique de la BTT, usine dont le destin fut étroitement lié avec celui de Thaon. Citons par exemple :
« La Blanchisserie et Teinturerie de Thaon 1872-1914 » par Claude Ferry paru aux Presses universitaires à Nancy en 1992.
«La Blanchisserie et Teinturerie de Thaon » dans l’Illustration Economique et Financière paru en 1926.
Pour ma part je retiendrai le très bon résumé de Michel Bureau prononcé en 1972 à la Rotonde de Thaon-les-Vosges. 
 HISTOIRE DE LA B.T.T.
 
D’après l’allocution prononcée le 1er Juillet 1972 par M. Michel Bureau à 1'occasion du centenaire de la Blanchisserie et Teinturerie de Thaon.

1871... Est-il besoin de le rappeler? C'est le désastre. Le traité de Francfort met fin à une guerre calamiteuse. Outre ses nombreux morts, la France perd 1'Alsace et une partie de la Lorraine, sans compter les très lourdes charges financières que la défaite nous oblige à supporter.
Le Traité de Francfort contraint les Alsaciens et les Lorrains qui veulent rester Français à abandonner leur pays avant octobre 1872.  C’est ce que font de très nombreux habitants de ces provinces montrant une fois de plus leur attachement et leur courage.
Sur le plan économique et sur celui de 1'ennoblissement textile en particulier, la France perd ses usines de Mulhouse, Wesserling et Rothau qui représentaient alors une partie très importante de sa production.  Dans le domaine du coton, il ne lui reste plus que les installations de blanchiment de Senones et de Gisors et quelques teintureries à Rouen et près de Paris.
Dans l’épreuve, pourtant des hommes courageux et lucides se manifestent. En décembre 1871, M. Jules Favre, un des associés de la Maison Charles Laederich Fils et Cie forme le projet de constituer une société anonyme, la « Blanchisserie et Teinturerie de Thaon ». Pourquoi un tel projet à Thaon, sur le versant des Vosges resté français ?
Nous l’avons vu, la perte de 1'Alsace affaiblit considérablement les capacités de production françaises. De plus, la nouvelle frontière élève une lourde barrière douanière entre les tisseurs vosgiens et les façonniers alsaciens. Investir dans une France vaincue représentait des risques. C'est un des mérites des fondateurs de notre usine d'avoir eu ce courage. Ils croient aux capacités de redressement français, à 1'avenir d'un empire colonial en expansion et surtout aux qualités humaines de leurs compatriotes. L’avenir leur donnera raison avec éclat.
Choisir la France, très bien. Le patriotisme et l’intérêt 1'exigent. Mais Thaon, pourquoi choisir Thaon, ce minuscule village de 555 habitants? Presque tous des agriculteurs hormis la féculerie Claudel et une fabrique de pâtes de bois appartenant à M. Yvan Koechlin.
Deux impératifs absolus commandant - est-il besoin de le rappeler? -, l’implantation d'une usine de transformation textile : un terrain plat non inondable, d’accès facile et de l’eau pure en abondance.  Thaon satisfait avec ses nombreux terrains disponibles en bordure de la Moselle et de bonnes voies de communication. A propos du terrain, il est juste de rappeler les travaux des frères Dutac qui entreprirent la canalisation du cours de la Moselle entre 1840 et 1850, libérant ainsi 1000 hectares de prairies.
Le terrain, nous l’avons.  L'eau de la Moselle est excellente. Exempte de calcaire et de fer, elle convient parfaitement aux opérations de blanchiment et de teinture.
Les communications sont bonnes par la route comme par le rail. Le canal de l’Est n'est pas encore creusé mais son principe est déjà retenu.
Pour réussir qu'avons-nous ? Le terrain, Peau, les voies de communication.  Il manque encore l’essentiel : les hommes et surtout un homme qui coordonne l’action, qui insuffle l’enthousiasme, qui développe l’entreprise.
Ce sera la grande chance de Thaon de le trouver.  Un Alsacien, né à Strasbourg en 1836, ingénieur de 1'Ecole Centrale, Armand Lederlin, sera cet homme décisif.
Directeur général de la Blanchisserie, il fera montre de qualités exceptionnelles : technicien hors pair et administrateur de grande valeur. Un homme chez qui toutes les qualités humaines étaient portées au plus haut. A ce propos, je citerai ce qu'écrivaient de lui en 1927 deux de ses proches collaborateurs, MM. Hoffmann et Deboffe: « Figure plutôt sévère et d'un caractère très ferme, sachant imposer l’autorité du chef, aussi rigoureux pour lui-même que pour les autres, travailleur obstiné et infatigable, M. Armand Lederlin était un de ces hommes chez qui la bienveillance, la philanthropie, l’altruisme en un mot, semblent une seconde nature... Son parler franc et bref était tempéré par un grand accent de bonté; son jugement était droit et sûr, son travail méthodique et scientifique, son habileté de commerçant et d'industriel, singulière. Il étudiait toutes les affaires avec un soin méticuleux; il savait prendre les décisions nécessaires et efficaces et chercher la solution de toutes les questions avec un esprit pratique et lucide... »
De telles qualités humaines devaient trouver d'ailleurs leur épanouissement et leur consécration dans la vie sociale : élu maire de Thaon à partir de 1884, il fut également président du Conseil Général des Vosges, et promu Commandeur de la Légion d’honneur.
Pour réussir dans son entreprise, Armand Lederlin doit chercher des capitaux, du matériel et des hommes. Les avantages du site de Thaon attirent vite les capitaux.  Parmi les fondateurs, nous trouvons des noms illustres de l’industrie textile : Gros Roman, Yvan Koechlin, Steinheil Dieterlen, Christian Kiener, Jules Favre, Nicolas Geliot, Albert Esnault -Pelterie et Michel Hartman.
Le matériel fort heureusement vient très vite : Gros Roman de Wesserling fournit tous les éléments du blanchiment, Steinheil Dieterlen, ceux de la teinture.
Le 10 janvier 1872, la Société Anonyme par actions « Blanchisserie et Teinturerie de Thaon » est constituée. Le capital social est de 3 500 000 F. Le président du premier Conseil d'Administration est M. Michel Hartman, son vice-président, M. Jules Favre.
Deux directeurs, MM. Jacques Christophe Dieterlen et Armand Lederlin sont également administrateurs. M. Dieterlen est chargé du domaine commercial, M. Armand Lederlin, du technique et de l’industriel.  Notons au passage que cette séparation des secteurs d’activité était assez neuve pour l’époque et, a bien des égards, audacieuse. En 1874, M. Dieterlen démissionne; M. Lederlin reste seul directeur.
Les études d’installation et de construction de 1'usine sont confiés à un ingénieur de Mulhouse, M. Grosseteste en liaison avec les directeurs et la Maison de Wesserling.  Leur intervention sera capitale pour assurer la mise en route et le développement de l’usine pendant les vingt premières années.
C'est sur 1'aspect humain de son entreprise que M. Armand Lederlin montra ses plus belles qualités.
Intégrer dans un village d'agriculteurs vosgiens, des industriels et des ouvriers alsaciens n’était pas certes une entreprise facile.  Armand Lederlin va réussir cette intégration d'une manière harmonieuse. Pour cela, il n'hésite pas à construire école, foyer, clinique et même un abattoir pour faire vivre une population meurtrie et déracinée.
Les sermons dans les églises sont, par exemple, faits tour à tour en français et en dialecte alsacien.  M. Armand Lederlin sait que 1'homme épanoui dans son milieu est plus heureux et que l’ensemble de la communauté humaine en bénéficie.
La main-d’œuvre vient de Thaon, des villages voisins et, bien-sûr, d'Alsace. N’est-il pas émouvant de voir les noms du premier livre des entrées ? Vous trouvons dès 1'origine des noms que nous connaissons : Holweck, Morel, Mura, Peter, Scheromm, Weber, Wild, Winkler. Autant de familles qui font honneur à la ténacité et à la fidélité de ces pionniers.
Rapidement, des logements sont construits pour les ouvriers alsaciens. Thaon développe aussi sa vocation agricole pour maintenir cet équilibre des populations et pour alimenter les nouveaux venus. Toute une communauté s'est ainsi regroupée, du pharmacien au boucher pour se lancer dans la grande aventure. En 18 mois - vous entendez, 18 mois! - l’usine est terminée. Cela laisse rêveur si 1'on tient compte des moyens techniques de l’époque et des problèmes à résoudre. En septembre 1873, les premiers essais de fabrication commencent.
Une première étape est franchie. L'usine démarre. M. Armand Lederlin est directeur. Il est entouré de MM. Tschaen, Jules Dieterlen et Diehl.  Les difficultés ne disparaissent pas par un coup de baguette magique pour autant.  Les premières années, la production plafonne à un niveau très inférieur aux provisions. Des goulots d’étranglement apparaissent. Il faut les éliminer. Comment? En investissant. Pour trouver de l’argent, la Société émet un nouvel emprunt. A cette même époque, elle transfert son siège de la rue de la Gare, à Epinal, à Thaon.
Les bienfaits de ce redressement ne tardent pas à apparaître. En 1875 la production repart, sans que les problèmes s’éliminent pour autant. J'en veux pour preuve cette remarque extraite d'un rapport de la direction : « Quoique grâce à cette production, le rendement soit relativement satisfaisant, nous comptons bien dépasser ces chiffres, mais pour cela il est urgent que 1'alimentation se régularise et s’équilibre, surtout pour la teinturerie où nous sommes presque toujours encombrés de couleurs « fines » à faire, tandis que le matériel qui fait les sortes ordinaires, c’est-à-dire 1'article courant de doublure, est souvent trop faiblement alimenté; s’il n'en était pas ainsi, cet atelier dépasserait facilement 300 pièces par jour ».  En dépit d'un nouveau crédit qui permet d’accroître encore la production, le second exercice de 1874-75 sera encore déficitaire.
Un tournant pourtant, s'amorce. 1876 marque le début des fabrications coloniales qui, nous le verrons plus tard, absorberont très longtemps une part très importante de notre production.
Pour la première fois, en 1876, 1'exercice est légèrement bénéficiaire. Les investissements se développent. Fin 1880, les premiers éclairages électriques sont installés dans certains ateliers. Songez que jusqu'alors on éclairait au gaz avec tous les inconvénients et tous les risques que cela impliquait.
A l’extérieur, des événements décisifs interviennent.  La France développe son empire colonial. On se trouve, on se trouvera très longtemps encore en économie de pénurie. La demande dépasse de beaucoup les capacités de production. Les conditions externes du succès sont réunies. Dès 1879, on procède à une première distribution de dividendes. La Société reste fidèle à une rigoureuse politique d'amortissements pour investir à nouveau, développer la qualité et le volume de ses fabrications. Elle renforce ainsi son indépendance en remboursant, le plus vite possible, par anticipation bien souvent, ses créanciers obligataires.
L'expansion se manifeste partout où la BTT peut intervenir. Entre 1876 et 1886, la production passe de 1500 à 2500 hectomètres par jour. En 1894, cette production atteint 3 800 hectomètres.
Parallèlement, la Société participe activement au développement économique et social de la région. Elle subventionne la construction d'un port sur le Canal de l’Est en 1882 et reçoit ainsi ses premières péniches de houille sarroise.  Un pont de pierre sur la Moselle remplace 1'ancienne passerelle.
Armand Lederlin fut aussi un admirable précurseur dans le domaine des œuvres sociales. Dès 1875, i1 crée une Société de secours mutuels et de retraites, et une Caisse d’épargne pour les ouvriers. A la même époque, on ouvre un hôpital dispensaire où les soins sont gratuits, et une crèche. Parallèlement, sont créés la Société de gymnastique, des cours de dessin, une société de tir, des sociétés musicales, une bibliothèque et même... une société de pêcheurs à la ligne.
Armand Lederlin, maire de Thaon jusqu’à sa mort en 1919, eut la joie de revoir sa province redevenue française au cours d'un émouvant pèlerinage à Strasbourg. L’année 1894 marque une nouvelle étape dans la progression de la BTT. Le marché colonial s'ouvre et se développe. On vend surtout des articles classiques de grande consommation faiblement élaborés et non imprimés. La demande intérieure est forte aussi. L'ensemble de 1'industrie cotonnière de 1'Est est en plein essor. Pour s'en convaincre, i1 suffit de savoir que le nombre de ses broches de filature passe de 650 000 à 3 millions entre 1880 et 1914.  C'est 1'époque également de la production de la B TT atteint son apogée avec 9000 hectomètres par jour.
Pour faire face à la demande, i1 a fallu créer de nouveaux bâtiments, accroître la distribution d'eau, installer un réseau intérieur de voies ferrées.
A la mort de Jules Dieterlen en 1901, Henri Lederlin prend sa suite. De son coté, Paul Lederlin, précédemment directeur du blanchiment, est nommé sous-directeur de l'usine.
 
En 1903, la filature et le tissage subissent un ralentissement dû à la surproduction intérieure, à une certaine inorganisation des ventes de ces professions et aussi à une hausse désordonnée du coton brut. Il faut réagir, ne pas s'endormir sur ses lauriers.
Pour lutter contre le monopole défait des Etats-Unis, un groupe d'industriels et de négociants cotonniers fonde 1'Association Cotonnière Coloniale sous 1'impulsion de M. Albert Esnault-Pelterie. Ce groupement doit permettre de planter du coton dans nos colonies africaines. La BTT s’y inscrit comme membre fondateur.
La Société augmente son capital, elle achète des usines à Gisors, Notre-Dame de Bondeville et Darnetal.  Un « gentleman agreement » sur la teinture est conclu avec les Etablissements Gillet & Fils de Lyon, et Motte & Delescluses, de Roubaix.
En 1908, M. Paul Lederlin accède au Conseil d’administration et devient président directeur général 1'année suivante à la place de son père. A la veille de la première guerre mondiale, 1'usine occupe 3000 personnes. C'est une entreprise solide, prospère, en pleine progression.
Ne quittons pas cette première période sans parler de M. Erwin Brandenberger, cet ingénieur chimiste de la B T T qui inventa la Cellophane. En 1907, cherchant à donner un aspect brillant aux tissus de coton, il eut l’idée de les recouvrir d'une mince pellicule de viscose. Ce fut un échec dans le domaine des apprêts, mais la pellicule de cellulose était créée. Cette feuille mince, brillante, souple et transparente devait devenir par la suite un matériau d'emballage idéal et connaître le succès que 1'on sait sous le nom de Cellophane. Le brevet fut cédé en 1912 au Comptoir des Textiles Artificiels du Groupe Gillet. C'est encore une des fiertés de notre entreprise d'avoir vu naître un produit qui a fait depuis le tour du monde.
A suivre ...




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7 commentaires:

  1. Des souvenirs de BTT. Il y avait la porterie, là où quelquefois j'allais y retrouver ma maman.elle y travaillait à l'endroit appeler :la térée. De véritables expertes ces femmes du textile.elles étaient capables de reconnaître n'importe quel tissu. Du coton, du gersey, à peut près tous.oui

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  2. Suis persuadé qu'à ce jour encore, la locomotive et son sifflet,reste ancré dans les mémoires.
    Mais,l'un des souvenirs les plus impressionnant, était la dextérité de ces ouvrières.
    La Couture,le tricot,et quelquefois la broderie. Était réalisé d'une rapidité la plus
    Surprenante qui soit.

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  3. Évidemment cette usine possédait ces propres cheminées, de très hautes ampleurs qu'ils fallu détruire. Les motifs, ne sont guères à débattre. Mais la réalité de l'événement en reste tout de même un souvenir.
    Beaucoup de ces monuments, sont encore possibles à voir,du Nord au Sud et de l'est à l'ouest du pays.

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  4. Beau site . Je fais des recherches généalogiques sur ma famille . Plusieurs travaillaient à la BTT famille Clavelin . Je suis à la recherche de la cité Valentin . ET d'une Cousine Gisèle Clavelin dont la maman était photographe . Pourriez vous m'indiquer ou je peux m'adresser afin de trouver des renseignements . Cordialement . Merci pour ce travail magnifique ,ces tranches de vies partagées .

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  5. Bonjour, merci pour votre intérêt
    Il y avait pas mal de Clavelin à Thaon. Mais ils ont la plupart des lien de parenté. Je pense qu'il serait intéressant de fouiller l'arbre généalogique dont voici l'adresse d'une page "extensible"
    https://gw.geneanet.org/dumondel?lang=fr&pz=maurice+leon&nz=dumondel&ocz=0&p=lucien+andre&n=clavelin
    Bien à vous.

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  6. Bonsoir, ce bâtiment a-t-il était détruit depuis le temps ? Sinon, avez vous une adresse exacte où je pourrai le trouver ? Il semble magnifique, j'aimerai le voir de mes propres yeux.
    Autrement votre article est très intéressant, merci pour ce travail.

    Cordialement, Lucas.

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  7. Bonjour,
    Je suis enseignante et souhaite utiliser un extrait de cette allocution dans le cadre d'une séquence sur "Thaon-les-Vosges" à la Belle Epoque.
    Pouvez-vous me préciser qui était Michel Bureau ?
    Je vous en remercie par avance,
    Votre blog est très intéressant !
    Cordialement,
    Nastasia

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