Le Bar Espagnol
Tous les quartiers de Thaon avaient fait du
« bar espagnol » un lieu, un instant commun, une parenthèse dans
l’activité intense d’une ville ouvrière où le chômage n’existait pas.
Les « Llado » avaient donné à leur
établissement la réputation d’un bistrot populaire aux prix les plus bas.
Le « bar espagnol » vivait au rythme
de Thaon.
Le jour de marché, de neuf heures à midi, il
ne désemplissait pas. C’était un passage obligé : un p’tit jus en
descendant, une pression ou un rouge-lim avant de remonter.
Chaque soir, à partir de cinq heures et demi,
l’animation devenait intense. Quelques minutes après le gueulard de la BTT, les
premiers cyclistes apparaissaient au bout de la rue d’Alsace, les pédaliers
grinçaient, les freins couinaient et les vélos s’entassaient debout ou couchés,
occupant aussi le trottoir d’en face, le long de la pharmacie Stumpf, débordant
même sur les pavés de la route nationale. Le trafic de la RN 57, reliant Metz à
Lausanne, connaissait sa plus grosse perturbation au niveau du « bar
espagnol », mais aucune disposition n’était prise par la police
municipale, occupée à verbaliser un peu plus haut, au
« raccordement ». Et que dire le jour de la paie de la première ou de
la deuxième quinzaine ! Le temps passé au bistrot et la petite monnaie
sortie de l’enveloppe contenant le prix de quinze jours de labeur étaient
toujours plus ou moins pardonnés au retour à la maison. La mère de famille, qui
généralement en matière financière portait la culotte*, était bien plus
préoccupée par la vérification du bulletin de paie.
Au « bar espagnol » on entrait et on
sortait plus facilement qu’à l’église. Les grandes tables rectangulaires
étaient alignées et accolées les unes aux autres. Les fumées épaisses des
cigarettes, en circonvolutions bleutées, ne pouvaient s’échapper que par
quelques courants d’air. Les jours d’affluence on y voyait goutte. Sous la baie
vitrée, il y avait un étal de produits frais. Une balance roberval émergeait au
milieu des fruits de saison. Les cacahuètes y étaient vendues au détail.
Autour du zinc, chacun venait aux nouvelles
avec ou sans journal, certains commentaient les résultats de l’E.S.T.,
« …qu’une bande de faignants… », d’autres analysaient l’arrivée du
Tour de France affichée derrière le comptoir, le Lorrain Gilbert Bauvin avait
gagné à Bayonne et avait pris la deuxième place au classement général, tout le
monde trinquait à la santé du voisin de comptoir qui remettait aussitôt une
nouvelle tournée. La mousse des demis ou des bocks de bière se répandait
abondamment sur le zinc en se mélangeant aux trop-pleins des canons* de rouge
ou de blanc sec. D’un geste éclair, un coup de torchon, couleur serpillière,
asséchait provisoirement le comptoir, laissant juste une odeur de délavé et de
vinasse.
En août, la fermeture du « bar
espagnol » correspondait exactement aux congés annuels de la BTT. La ville
s’endormait alors pour quinze jours, jusqu’à la fête patronale.
A chaque grande manifestation on faisait appel
à la musique de Thaon, héritière de la fanfare de la BTT. Les musiciens de
monsieur Estivalet, se retrouvaient presque toujours au « bar
espagnol » pour un après concert. La bière et le vin rouge coulaient à
flot. Le son des clarinettes, des saxos et surtout des clairons devenait de
plus en plus disgracieux. Avec maman, j’attendais que mon père, un peu
pompette, range son cor de chasse, « allez ! on y va Marcel » …
« j’arrive mon chou », mais son canon* était intarissable. Ma mère
avait énormément de patience. Le retour à pieds au « village nègre »
était souvent instable, mon père s’appuyant sur son vélo penché à soixante
degrés, râminait* sur tout le monde et maman répétait : « Tais-toi
donc Marcel ! »
Extrait du livre
1 « le village nègre »
bonjour,
RépondreSupprimerquel plaisir de vous lire ! je suis la petite fille de Francisco LLADO qui a tenu le bar espagnol si longtemps à son arrivée en France... merci de votre témoignage touchant. Je me souviens de ce lieu avec nostalgie et émotion. Etant enfant, j'aimais déambuler au coeur de cet établissement toujours visité par de nombreux clients. Je me faufilais pour accéder aux fameuses et inégalables cacahuètes dont vous parlez ! merci encore.
Le bar espagnol était la référence ouvrière de notre patrimoine.
RépondreSupprimerLes nouveaux propriétaires ont gardé une partie de ce symbole, de larges photos d'antan décorent la partie basse du bar rénové. La petite épicerie est toujours là et on y boit son p'tit noir pour 1 euro, le café le moins cher de toutes les Vosges et bien au delà.