A l’occasion du Mercredi des Cendres
Le lendemain de
Mardi Gras, la tradition religieuse se devait de nous rappeler que « notre
corps est poussière et il retournera en poussière ». Une cérémonie (une de
plus !) était organisée pour ce premier jour de carême à l’église St Brice
à 11 heures. Avec une lettre des parents, nous étions dispensés d’école le
matin, à partir de la récréation. Beaucoup profitaient de cette aubaine.
Du « village
nègre » il ne manquait juste que la Pépée, question de principe !
« Bec de poule », qui ne croyait ni en Dieu ni en Diable, avait
réussi, ce jour là, un tour de passe-passe en écriture pour avoir
l’autorisation du maître, assez perplexe sur la véracité du « mot »
libérateur.
On s’était donné
rendez-vous avec les filles, rue Gohypré,
près de la petite coop et il restait une bonne demi-heure pour rejoindre
l’église, pour à peine dix minutes de trajet. C’était un moment de liberté très
apprécié. L’air frais de février nous envahissait, tout comme les odeurs et le
son des bidons de lait, que les Berkrouber lavaient à grande eau.
Comme moi, Mimi avait mis ses chnobottes, car
la neige, tombée la semaine précédente, persistait sur le bord de la route.
Avec un manteau gris, un cache-nez et un béret rouge, elle était mignonne, ma
petite copine.
La descente sur
les pavés, encore gelés, de la rue de la gare (avenue des fusillés), était
toujours dangereuse, sauf pour « Bec de poule » qui, à hauteur de la
côte du père Perrin, bifurquait par le pré enneigé et se mettait assis sur ce
qu’il lui servait de sac d’école, pour dévaler la piste encore marquée des
lugeurs du dimanche. Les habits trempés, les joues rouges et la nique au nez,
mais tout heureux de son effet, il nous attendait, assis devant l’épicerie
Balazot.
Attiré par l’odeur des beignets de carnaval
qui sortait de la boulangerie Levrat, chacun faisait ses poches et la caisse
commune nous permettait de partager deux gros escargots bien moelleux.
A travers la vitrine embuée de chez Jordan, on
pouvait voir de magnifiques vélos bleus et rouges, des « Peugeot »
avec des guidons retournés comme celui du Bébert Arnould, un des champions
cyclistes thaonnais, mais aussi le bon-ami de la sœur de la Mimi.
Après un salut à Monsieur Arnold, le
cordonnier, on traversait la rue. Un volontaire désigné d’office, c’est à dire
Roger, était chargé de quémander chez Ménil, les derniers buvards publicitaires
« ça va seul ». Tous groupés devant la droguerie, les échanges se
faisaient souvent contre des billes. Pour participer aux transactions,
« Bec de poule » sortait alors de son sac, des douilles de balles de
20 mm, récupérées sur le « Champ de tir ». Comme personne n’en
voulait, il lançait ses jurons habituels. En guise de réponse les cloches de
l’église, nous signifiaient qu’il nous restait dix minutes de liberté.
A hauteur de la boucherie Merlin, on
traversait à nouveau la rue, peut-être pour éviter la gendarmerie, qui faisait
face à l’ancien café de « la femme à barbe ». Mimi me prenait alors
la main jusque devant la bijouterie Demangeat, où elle avait déjà choisi la
montre qu’elle aurait en cadeau le jour de la communion solennelle … dans deux
ans !
Dans la cour de « l’école des filles du
centre » il n’y avait pas un chat. Seules, les lumières, dans les salles
de classe du haut, nous rappelaient que les petites copines du centre ville
devaient sécher sur les tables de multiplication ou sur l’imparfait de
l’indicatif.
Juste après l’épicerie Jacoberger, la vitrine
de chez Nonni nous attirait toujours autant avec ses coquillages à la fraise,
ses boîtes de coco et ses bâtons de guimauve serrés dans de gros bocaux en
verre. N’ayant plus d’argent, nous passions outre.
La boulangerie Hayotte était pleine, comme
d’habitude. Madame Hayotte était alsacienne et la rumeur disait que, pour abriter
une statue, elle avait fait « une petite crotte au fond du chardin ».
C’est donc avec un fou rire général que nous abordions le parvis de l’église.
Dix heures venaient de sonner.
Le comité
d’accueil était là: les sœurs bernadettes au grand complet. « Dieu
soit béni mes enfants ! vous êtes en retard ». « Dieu soit béni
ma sœur ! pas d’not’ faute, le maître nous a lâchés trop tard ».
« Les filles à gauche, les garçons à droite ! ».
Au bord de
l’allée, j’étais très bien placé. A quelques mètres, coté filles, les
« Boussac » étaient là. La petite brune cheveux courts, qui avait
croisé mon regard le dimanche précédent, se retournait furtivement. Mon cœur
battait plus fort. Elle avait des bottines noires et vernies, un duffel-coat
boutonné avec des petits tonneaux en bois, son bonnet rouge et noir faisait
ressortir son visage plein de mystères. Comment s’appelait-elle ? Où
habitait-elle ?
Alors que nos
chants montaient au ciel, moi, je restais sur mon nuage. Après quelques
locutions latines, la cérémonie devenait plus physique avec une procession et
un passage au « cendrier ». C’est le curé Roussel qui apposait sur
notre front la marque de notre humilité.
La sortie de
l’église était réglementée, comme d’habitude ! Les filles d’abord, les
garçons ensuite. Impossible de croiser encore une fois le regard de ma petite
sirène.
Un peu
mélancolique, sur le chemin du retour, je rattrapais les copains et les copines
du « village nègre » … et la Mimi.
Avec notre tache
au front nous avions l’air de petits indiens et nous éclations de rire.
« Bec de
poule » était là aussi. Pendant la cérémonie il avait rejoint son frère,
le « Pampoine », au bar espagnol. Avec un stylo bille, il s’était
fait une tache au front, mais le stylo
était rouge.
Extrait du livre 1
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