Après quatre heures et demie
… Une fois les
ouvriers rentrés et leur bécane rangée, la rue était à nous. Mimi allait
chercher une corde à maçon, une vraie corde, épaisse et solide, très longue,
qu’il fallait tenir à deux mains pour la faire tourner et les filles se
retrouvaient à sauter à l’intérieur. A « huile » le mouvement
était lent, les mollets rosés, parés de socquettes blanches, attiraient les
regards. A « vinaigre » le mouvement s’accélérait et les petites
jupes plissées se soulevaient pour le plaisir des garçons.
Elles étaient mignonnes nos petites copines du
quartier. Et puis, en sautant, elles chantaient, improvisant des comptines, qui
nouaient ou dénouaient les liens avec l’un ou l’autre.
Assis sur le bord du trottoir, j’aurais voulu
qu’elles ne s’arrêtent jamais, comme suspendues entre ciel et terre.
Lorsque les filles étaient fatiguées, nous
proposions un autre jeu.
« Un, deux, trois, soleil ! »,
appuyé contre la palissade, je criais en traînant sur chaque mot, et en
accélérant sur le dernier pour pouvoir me retourner et surprendre qui je
voulais. « Roger t’as bougé, retourne à ta place ! », Pépée
était alors en équilibre sur une jambe, écartant les bras comme un oiseau,
Jacques faisait presque le grand écart, la bouche grande ouverte, Muguette
était à peine sortie de sa position d’origine, les plus petites, Georgette,
Renée, Marylène, Claudine, toutes très bavardes, étaient rapidement éliminées
puisqu’il ne fallait pas parler. Quant à Mimi, elle était immobile, dans sa
jupe bleu marine et dans son pull tricoté, qui laissait entrevoir une
adolescence bientôt naissante. Elle avait les cheveux coiffés « à la Jeanne
d’Arc » et son regard bougeait à peine. Je la voyais fragile. Que
pouvait-elle craindre ? Puisque, ce soir là encore, c’est elle qui
gagnerait.
A « maman, je peux ? », où il
s’agissait de s’approcher le plus possible de « la mère », nous
reprenions les mêmes positions et les mêmes influences. Quand la Pépée collait,
face à tout le groupe, elle se réjouissait de pouvoir nous dominer pendant
quelques minutes, de pouvoir faire ou défaire les alliances, les amitiés, les
soupçons et les jalousies :
« Maman je
peux ?
- Oui
- Combien ?
- Deux p’tits pas
de souris !»
… Et Claude
avançait péniblement. Il aurait tant voulu avancer plus vite, pour se retrouver
à coté d’elle. Mais elle était savoureusement cruelle et au tour suivant, la
sanction tombait :
« Un grand pas en arrière !»
Pépée faisait beaucoup d’efforts pour essayer
d’influencer le groupe. Elle avait un petit coté intrigant, qui faisait d’elle
un passage obligé de toutes nos histoires. Elle adorait recevoir les
confidences, qui presque toujours étaient transformées en secret de
polichinelle. Nous l’aimions bien la Pépée, c’était notre journal du cœur.
Quand Muguette amenait les balles, on poussait
jusqu’au lavoir pour avoir suffisamment de place. On faisait la queue derrière
celle ou celui qui lançait en cadence la balle contre le mur et on
chantait :
« Partie
simple,
De l’absinthe
Sans bouger,
Sans rire,
Sans parler,
D’un pied,
De l’autre,
D’une main,
De l’autre,
Tapette,
Double tapette,
Le rouleau,
Le moyen,
Et le plus
grand »
Il fallait aller jusqu’au bout en mimant
chaque phrase. Les filles étaient très douées à ce jeu et les garçons assez
nuls.
C’est souvent à ce moment là, que le
« bec de poule » rentrait de l’école. Il avait, comme presque tous
les jours, été puni jusqu’à six heures. Les punitions étaient faites en étude
dans la classe du directeur, monsieur Vernier, dont la spécialité était les
coups de règle sur le bout des doigts. « Bec de poule » disait qu’il
n’avait pas eu mal et que de toute façon le dirlo était un con. Il sortait
alors, de son sac d’école, trois creûchottes* attrapées dans l’horticole pour
les échanger contre le résultat des
additions à virgule. A l’apparition des grenouilles, les filles poussaient des
cris. L’effet étant réussi, il repartait avec quelques jurons, car, à coup sûr,
il allait prendre une rôpée* par sa mère, la Marie.
« Le village nègre » livre 1
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