Au siècle dernier, trois générations se sont succédé au
"Grand bar espagnol" de la rue d'Alsace de Thaon. Un bistrot, un vrai
où pour peu d'argent on buvait un excellent p'tit noir ou encore une
"rousse" à la pression.
C'est en 1913 qu'Antoine Colom achète au maroquinier-bourrelier
Villemin l'ancienne ferme du 89 rue d'Alsace afin d'établir dans la grange une
salle de café. Originaire d'Espagne, Antoine Colom n'a aucune peine à trouver
un vocable au nouveau bistrot.
Cette acquisition ne fut pas aussi simple que ça. Le directeur de
la BTT, Armand Lederlin, très influent à Thaon, était farouchement
anti-alcoolique. Il voulu s'opposer à l'installation du nouveau débit de
boisson. Il surenchérit donc à l'offre d'Antoine. Mais le bourrelier
Villemin était un dur à cuire et ne céda pas au "capitalisme".
Il préféra vendre sa ferme moins cher.
En 1928 c'est Marie Colom, fille du cafetier qui reprend
l'établissement après avoir épousé François Llado.
En 1951, dès l'âge de 14 ans, Tony met la main à la pâte. Il
épousera plus tard Monique, la fille du coiffeur Charles, de la rue de
Lorraine. De leur union naquirent deux filles.
Jusqu'au départ en retraite de Tony, il y a quelques années, rien
n'avait changé: les chaises en bois, les supports de table en fonte, la murette
de brique et la photo derrière le comptoir d'Antoine Colom, son épouse et sa
fille, devant le bistrot en 1913.
Insolite, cette vitrine composée depuis des lustres de fruits et
légumes, avec au centre une balance Roberval.
La présence des primeurs s'explique encore par un conflit avec le
même Armand Lederlin. Ce dernier, s'appuyant sur un texte qui disait
"qu'un étranger ne pouvait tenir un débit de boisson en zone
désarmée", pensait se débarasser d'Antoine Colom. Malin, Antoine détourna
le tout en vendant des fruits et légumes pour vivre. Après la guerre, le
bistrot reprit ses droits, mais tradition oblige, Tony et monique Llado
continuèrent à vendre des oranges, des dattes, des cacahuettes, des noix, etc !
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Le bar espagnol extrait « Le village nègre » livre 1
(…) Chaque soir, à partir de cinq
heures et demi, l’animation devenait intense. Quelques minutes après le
gueulard de la BTT, les premiers cyclistes apparaissaient au bout de la rue d’Alsace,
les pédaliers grinçaient, les freins couinaient et les vélos s’entassaient
debout ou couchés, occupant aussi le trottoir d’en face, le long de la
pharmacie Stumpf, débordant même sur les pavés de la route nationale. Le trafic
de la RN 57, reliant Metz à Lausanne, connaissait sa plus grosse perturbation
au niveau du « bar espagnol », mais aucune disposition n’était prise
par la police municipale, occupée à verbaliser un peu plus haut, au
« raccordement ». Et que dire le jour de la paie de la première ou de
la deuxième quinzaine !
(…) Au « bar espagnol »
on entrait et on sortait plus facilement qu’à l’église. Les grandes tables
rectangulaires étaient alignées et accolées les unes aux autres. Les fumées
épaisses des cigarettes, en circonvolutions bleutées, ne pouvaient s’échapper
que par quelques courants d’air. Les jours d’affluence on y voyait goutte. Sous
la baie vitrée, il y avait un étal de produits frais. Une balance roberval
émergeait au milieu des fruits de saison. Les cacahuètes y étaient vendues au
détail.
Autour
du zinc, chacun venait aux nouvelles avec ou sans journal, certains
commentaient les résultats de l’E.S.T., « …qu’une bande de
faignants… », d’autres analysaient l’arrivée du Tour de France affichée
derrière le comptoir, le Lorrain Gilbert Bauvin avait gagné à Bayonne et avait
pris la deuxième place au classement général, tout le monde trinquait à la
santé du voisin de comptoir qui remettait aussitôt une nouvelle tournée. La
mousse des demis ou des bocks de bière se répandait abondamment sur le zinc en
se mélangeant aux trop-pleins des canons* de rouge ou de blanc sec. D’un geste
éclair, un coup de torchon, couleur serpillière, asséchait provisoirement le
comptoir, laissant juste une odeur de délavé et de vinasse. (…)
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