Au cinéma Modern
Situé au centre ville,
rue Thiers, le cinéma Modern s’intégrait à la vie thaonnaise comme la grande
messe du dimanche ou le match de foot au stade Armand Lederlin. On y projetait,
comme au Rex, un nouveau film par semaine, annoncé longtemps à l’avance par
d’immenses affiches parfois aguichantes et par les commentaires souvent sévères
des annonces paroissiales scotchées un peu plus loin.
Les films à grand
succès faisaient salle comble, les places étaient alors numérotées et Madame
Lacombe ouvrait la location le dimanche matin à partir de 10 heures, sur le
côté du bâtiment. Les places coûtaient 80 F devant et sur les strapontins, 90 F
à l’arrière et 100 F au balcon.
Le hall d’entrée était
exigu et les relations se resserraient. Les jeunes militaires non accompagnés
cherchaient le regard d’une possible conquête. On sortait d’un
" paquet de troupe " une dernière gauloise. On passait une
nouvelle fois aux toilettes, on ne sait jamais, puis on poirotait devant
l’entrée de la salle, bloqué par le père Lacombe, à l’affût d’une clope encore
allumée, avant d’être pris en charge par une ouvreuse, dans un deux-pièces noir
au décolleté provoquant, la main prête à recevoir un pourboire de quelques
francs.
La séance commençait
par un documentaire souvent barbant du genre expédition au pôle Nord ou la vie
des mammifères marins en Antarctique. C’est le coq de chez
" Pathé " qui réveillait tout le monde pour annoncer les
" Actualités " Une voix nasillarde décrivait la sortie du
dernier conseil des ministres, l’inauguration d’un pont suspendu par le
président Coty, un défilé de mode " Christian Dior " pour
le prochain printemps et la victoire d’Alain Mimoun dans le marathon des Jeux
Olympiques de Melbourne. Par contre les évènements en Algérie étaient écourtés.
Après la présentation
du film de la semaine suivante, un petit bonhomme, " Jean Mineur
Publicité ", lançait sa pioche en plein milieu de la cible
" Balzac 00001 ", ce qui déclenchait une succession de
clips publicitaires.
Attendu depuis
longtemps, " Moulinex " libérait enfin la femme, tout comme
la " Cocotte Minute " qui cuisait en quelques tours de
soupape les légumes frais. La femme n’avait plus de soucis grâce au
" Frigidaire " qui conservait les denrées périssables
pendant plusieurs jours. Elle pouvait se faire une beauté, seule, puisque le
nouveau sèche-cheveux " Philips " était arrivé tout comme
le " Rouge baiser ", " Colgate ",
" Roja Flor ", " Billot-Dop " en
berlingot et les invisibles bas " nylon ".
Les réclames*
annonçaient l’entracte et provoquaient un sérieux remue-ménage un peu partout.
Au mélodieux " bonbons, caramels, esquimaux, chocolat ", le
fond de la salle répondait en chœur " sucez les mamelles de
Lollo…brigida ". C’était le fou-rire général.
A l’entracte, l’ouvreuse, tenant un panier vichy rose, au niveau du nombril,
vantait les saveurs des caramels mous, des bonbons à la menthe, des
" Miko " qu’il fallait engloutir rapidement au risque de
les voir dégouliner entre les mains, des esquimaux à la cerise confite avec un
peu de kirsch à l’intérieur et des barres au chocolat noisette. La vente avait
lieu aussi dans le hall, près du bar, où l’on buvait des boissons non
alcoolisées : Pschitt orange ou citron, Vérigoud Soda et menthe
Riqlès.
Les connaisseurs se
précipitaient au " bar espagnol ", à une centaine de
mètres, pour s’envoyer une pression ou siroter un rouge lim.
Quelques militaires
avaient dragué sec pendant le documentaire et s’apprêtaient à conclure dès le
début du grand film. On fumait une dernière cibiche*, on s’enfilait deux barres
d’Hollywood chewing-gum à la chlorophylle pour avoir bonne haleine, on passait
une dernière fois aux toilettes question d’hygiène, un dernier coup de peigne
sur des cheveux encore gominés et on s’installait confortablement dans des
fauteuils rouge carmin assortis aux lourds rideaux de la scène. Au fond de la
salle, il fallait éviter, lorsqu’on avait le choix, de s’asseoir à la limite du
balcon, car il y tombait des chewing-gums mâchouillés, des restes de cacahuètes
et parfois des crachats en bave lente et verticale.
Avant le grand film il
y avait souvent une attraction, qui n’intéressait que peu de monde : un
prestidigitateur, un équilibriste ou un illusionniste s’évertuant à endormir
quelques volontaires sur la scène.
Une sonnerie annonçait
la reprise de la séance. Les lumières de la salle s’éteignaient à petite dose.
Le fils Lacombe, guettait les possibles resquilleurs et vérifiait une dernière
fois l’absence de fumée de cigarettes. Les rideaux rouges s’écartaient
lentement pendant que, dans un ronronnement caractéristique, deux faisceaux
lumineux projetaient, sur le grand écran dévoilé, le lion rugissant de la Métro
Goldwyn Mayer ; sa gueule béante introduisait la super-production en
cinémascope et stéréophonie.
" Cecil B.
De Mille présente … Charlton Heston … Yul Brinner … dans … Les 10 commandements ". C’était beau et il y avait du son
partout.
Les retardataires du
bar espagnol ou du pipi de dernière minute essayaient de retrouver leur siège
dans l’obscurité.
- Pardon M’sieurs
dames … S’cusez-moi … Et merde ! c’n'est pas ici, c’est d’vant … Pardon
madame …
- Assis,
devant !
- La ferme !
- Et ta
sœur !
- Laquelle ?
…
Le fils Lacombe, avec
sa lampe de poche, remettait tout le monde au calme.
On se calait alors le
mieux possible dans les fauteuils moelleux, les coudes prenant progressivement
possession des accoudoirs que les voisins risquaient de s’approprier.
Au fond de la salle,
des jeunes militaires tentaient une approche en effleurant la main de leur
voisine et plus si affinité, pendant que, au loin devant eux, Moïse gravissait
le Mont Sinaï.
Le film était long, on
avait mal aux jambes, on les croisait, on les décroisait, impossible de les
allonger par-devant. Ceux qui se retrouvaient, par manque de pot, sur les
strapontins à bascule n’étaient pas des mieux lotis, ils ne pouvaient surtout
pas se lever, le risque de se coincer quelques chose, par fermeture
automatique, était trop important.
Au bout de deux
heures, les buveurs de bière du bar espagnol serraient les jambes au maximum et
finalement n’en pouvaient plus, même avec une bonne retenotte.*
- Pardon M’sieurs
dames … S’cusez-moi … Pardon madame …
- Assis,
devant !
- La ferme !
Au balcon, c’était
plus calme. Les amoureux avaient commencé depuis longtemps les choses
sérieuses, l’homme devait rentabiliser la mise, c’est à dire le prix de deux
entrées. Si par malheur, on était placé juste derrière, c’était le torticolis
assuré.
A la sortie il y avait
des yeux rouges, des yeux fatigués, des yeux hagards, les jeunes militaires
remettaient leur col, rajustaient leur cravate, mine de rien, quelques corsages
étaient reboutonnés " le lundi avec le dimanche "*, le
garage à vélos était envahi et le bar espagnol retrouvait l’ambiance
habituelle.
Extrait du livre 2
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