jeudi 1 novembre 2012

LE VILLAGE NÈGRE : EXTRAIT 12




La distribution des Prix

Début juillet, avait lieu en grande pompe, la distribution des prix de l’enseignement secondaire. Cela se passait au cinéma " Modern " en présence des parents, des autorités de la ville et du corps professoral au grand complet.
Ce jour là, on mettait nos habits du dimanche, on sentait bon le propre.*
Tous les bons élèves étaient présents et les cancres s’abstenaient.
Le grand rideau rouge, comme pour un grand spectacle, était ouvert au maximum. Nous aurions pu croire à une véritable séance de cinéma, mais cette fois le cinéma nous offrait des acteurs vivants : le corps professoral, tout endimanché, assis au fond de la scène, beau comme un sou tout neuf.
" Pif " avait encore un col de chemise douteux et la cravate de travers. " Zézeille " discutait avec mister Minard qui essayait d’éviter les postillons. Marcel Levieux admirait la décoration qu’une de ses classes avait faite la veille avec du papier crépon. Pierre Deschaseaux était assis à côté de M. le Maire, ce qui était de bon augure et Dédé Buchon, dans un superbe survêtement blanc, apparaissait plus bronzé que jamais au grand plaisir des dames et des demoiselles.
Devant la scène, de grandes tables rectangulaires supportaient des montagnes de livres, par paquets enrubannés, surmontés d’un magnifique flo* rouge ou bleu. On pouvait apercevoir quelques gros ouvrages, des " Larousse ", des encyclopédies sur la musique, sur le sport ou sur l’astronomie, il y avait aussi des " Bibliothèque Verte ", des " Jules Verne ", des " Alexandre Dumas " …
 
Pour favoriser le silence, le " beuleu* " tapotait d’abord sur un micro qui fonctionnait mal,  puis faisait des essais de voix : " un, deux, trois, … tout le monde m’entend ? " Quelques professeurs un peu fayots hochaient la tête et le Proviseur reconnaissant pouvait entamer son discours.
Cela commençait toujours par une envolée latine, histoire de faire bien : " Acta est fabula … " Puis après avoir fait l’éloge du travail, du mérite et de la récompense, l’orateur s’engageait dans chaque discipline pour l’élever au plus haut de sa valeur. A tour de rôle, chaque professeur concerné se redressait promptement sur sa chaise où il s’était parfois assoupi, puis souriait en dodelinant de la tête.
" Heureux les riches d’esprit le royaume du lycée est à eux ! "
Dans la salle de cinéma, on ne comprenait pas grand chose. Devant le grand écran, nos chers professeurs formaient un ensemble parfait, remplaçant le traditionnel bon vieux documentaire. On attendait que l’un d’entre eux fasse le coq en poussant un merveilleux cocorico comme chez Pathé, on imaginait même " Jean Mineur Publicité " lancer son projectile sur tant de cibles à sa portée.
Les applaudissements, d’abord timides puis très fournis du côté de la scène, ponctuaient un discours qui, comme les autres années, allait rejoindre les archives du lycée.
- Il a bien parlé ! 
- Qu’est-c’qu’il a dit ? 
- J’n'en sais rien, mais il a bien parlé ! 
La distribution des prix commençait par les plus petites classes. Un professeur était désigné pour la remise du cadeau. Les lauréats étaient appelés sur la scène, ils fendaient la foule, montaient les marches de la gloire, les joues rouges et le cœur battant, recevaient leur lot de livres enrubannés, ainsi qu’une bise ou une bonne poignée de main :
- Mes compliments, mon garçon ! 
Avec le prix d’honneur en musique et le deuxième accessit en mathématiques, j’avais droit à l’embrassade de " Zézeille ", un peu mouillée, mais bon, c’était une condition nécessaire et suffisante ! " Le Capitan " et " D’Artagnan, mousquetaire du Roy " en " Bibliothèque Rouge et Or " allaient m’accompagner pendant les grandes vacances.
Certains élèves repartaient avec des gros paquets. Je me souviens de la Joëlle Lombard-Platet, la fille de la Paulette Remy, elle avait raflé pratiquement tous les prix d’excellence de sa classe, la pile de livres était impressionnante et elle avait un mal fou à regagner sa place sous les applaudissements et quelques sifflets d’admiration, car en plus elle était fort jolie. On se précipitait pour l’aider, espérant un sourire de cet esprit sain dans un corps sain.
L’heure avançait, les piles de livres en bas de l’estrade diminuaient et les envies de faire pipi se faisaient pressantes. On cherchait du regard le pion de service et on levait le doigt avec un air significatif : " M’sieur, j’peux y aller ? " Certains professeurs avaient aussi leur envie, ça se voyait à leur bougeotte et aux croisements successifs de leurs jambes, mais eux devaient rester en place pour ne pas affronter le regard du patron.
Le palmarès de la classe de première était interminable, la salle devenait bruyante. Monsieur le Maire avait profité d’un changement de liste pour quitter l’assemblée, prétextant une réunion importante. " Zézeille " s’était endormie depuis longtemps, " Pif ", déjà rouge de nature, devenait écarlate et sa cravate avait disparu, mister Minard, très british, ne laissait rien paraître, monsieur Deschaseaux, pensif devant  la place laissée par M. le Maire, restait digne. Mais rien n’y faisait, tout ce beau monde souffrait, les fourmis dans les jambes et la vessie pleine.
Le dernier lauréat de la dernière classe, était largement applaudi,  non pas pour son deuxième prix en Education Physique, mais pour être devenu le symbole involontaire de la libération des esprits et des corps.
Les toilettes du cinéma Modern étaient alors prises d’assaut et la rue Thiers envahie comme à la sortie d’un grand film.
Un simple tendeur suffisait pour bloquer mes deux petits livres sur le porte-bagages de mon vélo. Il n’y avait pas de quoi pavoiser, mais j’étais peut-être le premier lauréat du " village nègre ".


Extrait de "le village nègre" tome 2



RETOUR AU MENU





 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire