La distribution
des Prix
Début juillet, avait
lieu en grande pompe, la distribution des prix de l’enseignement secondaire.
Cela se passait au cinéma " Modern " en présence des
parents, des autorités de la ville et du corps professoral au grand complet.
Ce jour là, on mettait
nos habits du dimanche, on sentait bon le propre.*
Tous les bons élèves
étaient présents et les cancres s’abstenaient.
Le grand rideau rouge,
comme pour un grand spectacle, était ouvert au maximum. Nous aurions pu croire
à une véritable séance de cinéma, mais cette fois le cinéma nous offrait des
acteurs vivants : le corps professoral, tout endimanché, assis au fond de
la scène, beau comme un sou tout neuf.
" Pif "
avait encore un col de chemise douteux et la cravate de travers.
" Zézeille " discutait avec mister Minard qui essayait
d’éviter les postillons. Marcel Levieux admirait la décoration qu’une de ses
classes avait faite la veille avec du papier crépon. Pierre Deschaseaux était
assis à côté de M. le Maire, ce qui était de bon augure et Dédé Buchon, dans un
superbe survêtement blanc, apparaissait plus bronzé que jamais au grand plaisir
des dames et des demoiselles.
Devant la scène, de
grandes tables rectangulaires supportaient des montagnes de livres, par paquets
enrubannés, surmontés d’un magnifique flo* rouge ou bleu. On pouvait apercevoir
quelques gros ouvrages, des " Larousse ", des encyclopédies
sur la musique, sur le sport ou sur l’astronomie, il y avait aussi des
" Bibliothèque Verte ", des " Jules
Verne ", des " Alexandre Dumas " …
Pour favoriser le
silence, le " beuleu* " tapotait d’abord sur un micro qui
fonctionnait mal, puis faisait des
essais de voix : " un, deux, trois, … tout le monde
m’entend ? " Quelques professeurs un peu fayots hochaient la tête et
le Proviseur reconnaissant pouvait entamer son discours.
Cela commençait
toujours par une envolée latine, histoire de faire bien : " Acta
est fabula … " Puis après avoir fait l’éloge du travail, du mérite et
de la récompense, l’orateur s’engageait dans chaque discipline pour l’élever au
plus haut de sa valeur. A tour de rôle, chaque professeur concerné se
redressait promptement sur sa chaise où il s’était parfois assoupi, puis
souriait en dodelinant de la tête.
" Heureux
les riches d’esprit le royaume du lycée est à eux ! "
Dans la salle de
cinéma, on ne comprenait pas grand chose. Devant le grand écran, nos chers
professeurs formaient un ensemble parfait, remplaçant le traditionnel bon vieux
documentaire. On attendait que l’un d’entre eux fasse le coq en poussant un
merveilleux cocorico comme chez Pathé, on imaginait même " Jean
Mineur Publicité " lancer son projectile sur tant de cibles à sa
portée.
Les applaudissements,
d’abord timides puis très fournis du côté de la scène, ponctuaient un discours
qui, comme les autres années, allait rejoindre les archives du lycée.
- Il a bien
parlé !
- Qu’est-c’qu’il
a dit ?
- J’n'en sais
rien, mais il a bien parlé !
La distribution des
prix commençait par les plus petites classes. Un professeur était désigné pour
la remise du cadeau. Les lauréats étaient appelés sur la scène, ils fendaient
la foule, montaient les marches de la gloire, les joues rouges et le cœur
battant, recevaient leur lot de livres enrubannés, ainsi qu’une bise ou une
bonne poignée de main :
- Mes
compliments, mon garçon !
Avec le prix d’honneur
en musique et le deuxième accessit en mathématiques, j’avais droit à
l’embrassade de " Zézeille ", un peu mouillée, mais bon,
c’était une condition nécessaire et suffisante ! " Le
Capitan " et " D’Artagnan, mousquetaire du Roy "
en " Bibliothèque Rouge et Or " allaient m’accompagner
pendant les grandes vacances.
Certains élèves
repartaient avec des gros paquets. Je me souviens de la Joëlle Lombard-Platet,
la fille de la Paulette Remy, elle avait raflé pratiquement tous les prix
d’excellence de sa classe, la pile de livres était impressionnante et elle
avait un mal fou à regagner sa place sous les applaudissements et quelques
sifflets d’admiration, car en plus elle était fort jolie. On se précipitait
pour l’aider, espérant un sourire de cet esprit sain dans un corps sain.
L’heure avançait, les
piles de livres en bas de l’estrade diminuaient et les envies de faire pipi se
faisaient pressantes. On cherchait du regard le pion de service et on levait le
doigt avec un air significatif : " M’sieur, j’peux y
aller ? " Certains professeurs avaient aussi leur envie, ça se
voyait à leur bougeotte et aux croisements successifs de leurs jambes, mais eux
devaient rester en place pour ne pas affronter le regard du patron.
Le palmarès de la
classe de première était interminable, la salle devenait bruyante. Monsieur le
Maire avait profité d’un changement de liste pour quitter l’assemblée,
prétextant une réunion importante. " Zézeille " s’était
endormie depuis longtemps, " Pif ", déjà rouge de nature,
devenait écarlate et sa cravate avait disparu, mister Minard, très british, ne
laissait rien paraître, monsieur Deschaseaux, pensif devant la place laissée par M. le Maire, restait
digne. Mais rien n’y faisait, tout ce beau monde souffrait, les fourmis dans
les jambes et la vessie pleine.
Le dernier lauréat de
la dernière classe, était largement applaudi,
non pas pour son deuxième prix en Education Physique, mais pour être
devenu le symbole involontaire de la libération des esprits et des corps.
Les toilettes du
cinéma Modern étaient alors prises d’assaut et la rue Thiers envahie comme à la
sortie d’un grand film.
Un simple tendeur
suffisait pour bloquer mes deux petits livres sur le porte-bagages de mon vélo.
Il n’y avait pas de quoi pavoiser, mais j’étais peut-être le premier lauréat du
" village nègre ".
Extrait de "le village nègre" tome 2
Extrait de "le village nègre" tome 2
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